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Abandonware France - Crisis? What Crisis? Retour sur le marasme de l'année 1989
Abandonware sans frontières
L'industrie du jeu vidéo vit actuellement une grave crise économique, et dès qu'il est question de crise dans le secteur, on en revient presque toujours à celle de 1983, maintes fois résumée, souvent de façon caricaturale. Si on est français, on peut aussi mentionner l'hécatombe des années 2002-2004. Mais il y a d'autres mini-crises, rapidement contrôlées, qui n'ont pas fait de trop gros dégâts et qui mériteraient pourtant d'être remises en lumière. Dans la série des crises injustement méconnues, voici donc un article sur celle qui a secoué l'industrie nord-américaine du jeu micro-informatique en 1989.
Vous n'en aviez jamais entendu parler ? Cela ne m'étonne pas. Elle a vite été oubliée, et je ne vois pour l'instant que deux sources qui en parlent en détail. La première est le reportage au CES de janvier 1990 paru dans Tilt 76 (4/1990). Plutôt que de faire une liste de previews, l'auteur du reportage (vraisemblablement Dany Boolauck) a la bonne idée de prendre le pouls du marché et de ses tendances auprès de plusieurs représentants de l'industrie, et l'ambiance est à la restructuration. L'autre source, c'est la magazine Video Games & Computer Entertainment, avec en son sein l'équipe fondatrice d'Electronic Games, qui avait déjà vu se dérouler la crise de 1983 en direct, et qui va donc vivre également celle-ci. Ces deux perspectives ont leur importance.
Maintenant, plantons le décor. Après la crise de 1983, les micro-ordinateurs ont pris le relais des consoles de jeux aux États-Unis. Dans ce domaine, l'Apple II, un peu cher et porté par une compagnie qui dédaigne de plus en plus le marché domestique depuis la sortie du Macintosh, s'est fait dépasser par le Commodore 64, plus puissant et moins cher. Le tableau ci-dessous donne une idée du parc domestique, bien qu'il mélange les formats :
Constructeur | Part de marché |
Commodore | 31% |
Apple | 16% |
Atari | 14,7% |
IBM | 12% |
Tandy | 9,5% |
Autres marques | 15,8% |
Répartition du marché domestique US par constructeur pour l'année 1986
(source : institut Dataquest, Compute! 12/1986)
Répartition des ventes de logiciels domestiques par modèle aux USA pour l'année 1988 |
Répartition des ventes de logiciels domestiques par type aux USA pour l'année 1988 |
Ça va être une douche froide. Dès le premier trimestre, la baisse des ventes est notable; au deuxième trimestre, elle tombe à -10,2% (3). On retrouve une trace de cette chute dans La Création de Prince of Persia de Jordan Mechner, à la date du 27/03/1989 : "Les ventes de jeux Broderbund sont en chute libre. Ça se ressent dans toute l'industrie. Personne ne sait pourquoi ça arrive, ni combien de temps ça durera." Les chiffres de la SPA reflètent les achats de logiciels par les revendeurs et chaînes de magasins, pas par le public. Une baisse signifie que les magasins ont réduit leurs commandes parce qu'ils ont du stock des mois précédents qu'ils n'ont pas réussi à écouler comme prévu. La reprise espérée les trimestres suivants n'a pas lieu, et l'année se termine sur une baisse globale de -11,6%. On est loin des -30% de 1983, mais ça fait quand même mal quand on a misé sur une hausse. Que s'est-il passé ? Les références de presse indiquées plus haut nous donnent les deux causes de cette baisse.
La première était prévisible : la chute du marché 8 bits, beaucoup plus abrupte que prévu. Les utilisateurs d'Apple II et C64 abandonnent leurs machines, les revendeurs et éditeurs suivent la tendance. Sur le troisième trimestre, les baisses des ventes de jeux Apple II et C64 sont respectivement de -28,3% et -19,3% (4) et sur le quatrième trimestre elles passent à -58,6% et -55,1% (5) ! Sur l'ensemble de l'année, elles s'élèvent à -48% et -36%, alors que les ventes de jeux PC ont grimpé de 14%. Les pertes sur 8 bits annulent donc une part de la hausse des revenus sur 16 bits, et en partie sans espoir de retour. En effet, les utilisateurs les plus âgés sont certainement passés à la génération suivante d'ordinateurs, mais les utilisateurs plus jeunes, eux, ont migré vers la NES et ne reviendront pas ! C'est à cette époque que la console de Nintendo bat tous les records aux États-Unis et passe de "succès étonnant mais peut-être de courte durée" à "nouveau géant du marché et phénomène de société" : 3 millions de consoles vendues en 1987, 7 millions en 1988, 9,2 millions en 1989 ! Ce sont les ventes de la NES à Noël 1988 qui ont aspiré celles des jeux pour micros sur la même période et forcé les revendeurs à réduire leurs achats pour écouler leurs stocks. Cette explosion des ventes, d'une ampleur telle que des analystes craignent encore une reproduction du krach de 1983, a achevé le marché des micros 8 bits - alors qu'en Europe, le retard des consoles donnera un gros répit aux CPC, C64 et ZX Spectrum. C'est en tout cas l'avis de Bill Swartz (KOEI), Sandy Schneider (Mindscape) et Trip Hawkins (Electronic Arts). (6) Ce succès a aussi agrandi le fossé démographique entre joueurs sur consoles, plus jeunes, et joueurs sur micros, plus âgés. Enfin, la chute des micros 8 bits a causé des ennuis aux éditeurs qui ne l'avaient pas anticipée. Les gros éditeurs comme Sierra ou Electronic Arts, qui développaient déjà en priorité sur 16 bits et exportaient beaucoup (l'Apple II ne représentait quasiment rien à l'étranger en comparaison des USA) s'en tirent très bien. D'autres, plus petits, l'ont senti passer. C'est le cas d'Origin, dont les cinq jeux sortis en 1989 (plus que les années précédentes) ont tous été adaptés sur Apple II et C64, ou même développés nativement dessus ! Richard Garriott regrettera d'ailleurs ne pas avoir abandonné ces formats plus tôt. (7)
Portrait-robot du principal suspect dans la triste affaire de détournement de joueurs C64
Toutefois, cela n'explique pas complètement cette baisse, et encore moins la modeste croissance des ventes de jeux PC. Il y a une deuxième raison, et cette deuxième raison, parait-il, c'est NOUS.
Non, pas nous les vilains pirates en skis d'Abandonware France.
Non, pas nous les Français (quoique).
C'est nous, les Européens.
Vous vous demandez sûrement ce qu'on vient faire dans cette histoire, alors qu'on parle bien d'une baisse des ventes sur le territoire américain, sans les exportations (pas de soucis de ce côté-là). C'est simple.
Quand les éditeurs ont vu les perspectives de croissance pour l'année 1989 à venir, ils ont vite compris que leurs effectifs et les projets dans les tuyaux ne leur suffiraient pas pour combler la demande estimée, qu'il ne comptaient pas laisser insatisfaite. Pas question non plus de lancer des développements à la va-vite. La solution s'est imposée d'elle-même : importer des jeux européens, déjà prêts et qui n'attendent que ça ! Hé oui, c'est dans les années 1988-1989 que les éditeurs américains se prennent de passion pour les jeux européens, souvenez-vous des communiqués triomphants dans la presse française annonçant les commandes pour tel ou tel jeu français.
- Broderbund et Loriciels signent un contrat de
distribution réciproque sur leurs territoires respectifs. Broderbund s'occupe ainsi de Space Racer, et de jeux conçus par les partenaires de Loriciels : Grand Prix 500 cc et Super Ski pour Microïds, Manhattan Dealers pour Silmarils et Jeanne d'Arc pour Chip.
- Epyx est l'éditeur le plus impliqué : il distribue des jeux anglais et allemands, à plein tarif ou sur son label budget "Maxx Out! Series". Il passe commande à Ubi Soft de jeux qui seront développés de façon très décontractée au château de la Grée de Callac - et livrés en retard. Et surtout, il distribue trois jeux publiés par Infogrames, et le courant passe si bien qu'ils organisent une conférence de presse début 1989 pour annoncer leur fusion, fusion qui sera vite rejetée par les actionnaire d'Epyx.
- Cinemaware lance le label Spotlight Software pour distribuer des jeux européens : Total Eclipse, F.O.F.T., Speedball...
- Lucasfilm Games prospecte en Europe à la recherche de nouveaux talents. Il en résultera des contrats avec The Assembly Line (Pipe Mania), Attention To Detail (Night Shift, Indiana Jones and the Fate of Atlantis) et surtout Factor 5 (Masterblazer, diverses adaptations de "Star Wars" sur consoles).
- La branche américaine de Data East s'occupe de plusieurs jeux Ocean.
- Citons également Mindscape, Accolade, Activision, Virgin Interactive via le label Melbourne House, Britannica Software via FanFare... Et n'oublions les boîtes européennes qui ouvrent leurs propres filiales américaines de distribution, comme Psygnosis, Electronic Zoo, Titus...
Non mais sérieusement, ils espéraient vraiment vendre un truc pareil ?!
Catalogue Tevex (avril 1989)
Catalogue Tevex (novembre 1989)
La crise n'aura guère duré plus d'un an. Dès le premier trimestre 1990, ça repart comme en 40, avec 17,9% de hausse par rapport à l'année précédente (12), et hormis un creux durant l'été, l'année se termine sur une hausse globale de 13,1%, avec -30% supplémentaires pour les formats 8 bits, +37% pour les jeux PC et, plus inattendu, +26,8% pour les jeux Mac. (13) La crise de 1989 n'a pas tourné à la catastrophe parce le marché du jeu vidéo était bien mieux organisé qu'en 1983 : elle ne remettait pas en cause la viabilité de l'ensemble du marché car elle était circonscrite à un secteur (les jeux sur micro-ordinateurs), ce secteur n'était pas centré sur un acteur hégémonique qui se mettait à faire n'importe quoi (je parle bien sûr d'Atari), et les éditeurs acceptaient de reprendre leurs invendus et digérer leurs pertes plutôt que de laisser les revendeurs se dépatouiller. Et les chiffres sont repartis à la hausse en 1990 parce que les éditeurs ont pris les mesures qui s'imposaient. D'une part, laisser tomber les micros 8 bits (sauf quelques projets sur C64, sans doute pour le marché européen où ce format tient encore bon) et réfléchir aux développements sur consoles, domaine dans lequel certains comme Electronic Arts ont déjà pris de l'avance. D'autre part, arrêter d'importer des jeux européens à tire-larigot. À moins d'ouvrir sa propre filiale sur place, il faut désormais négocier dur. Bruno Bonnell le déplore dans le reportage de Tilt cité plus haut : "aux USA, le marché du computer est un désastre : il a perdu environ 15% sur PC, 50% sur C64, énormément de distributeurs ont fait faillite. Aujourd'hui, la sélection des produits est d'une exigence incroyable, un produit sur vingt se vend." Cela dit, Infogrames n'est pas le plus à plaindre : après la débâcle d'Epyx, eux et Ubi Soft vont voir leurs produits repris respectivement par Data East et Electronic Arts. Konami se mettra aussi à distribuer quelques jeux anglais aux États-Unis. D'autres n'ont pas cette chance. Tout en continuant de collaborer avec Loriciels à travers la filiale Broderbund France pour la distribution de ses jeux, Broderbund cesse tout import de jeux français - et ils mettront fin à cette collaboration en 1992 pour confier leur distribution européenne à Electronic Arts.
Inutile de se voiler la face, le fait est que les joueurs PC américains n'aimaient pas beacoup nos jeux, qu'ils trouvaient trop bizarres, trop orientés action, manquant de profondeur et de finition - une réputation qui n'est pas injustifiée, et ce n'est pas en leur refourguant Bob Morane - Océans, Manhattan Dealers ou Bad Cat que l'image des jeux européens allait s'améliorer. Pour ce qui est de la France, les sorties de Dune, Alone in the Dark et le rapprochement entre Coktel Vision et Sierra contribueront à redonner un nouveau départ aux exportations françaises aux États-Unis, et la crise de 1989 ne sera déjà plus qu'un lointain souvenir. On a eu chaud ! Une prochaine fois, on parlera peut-être du gros coup de mou des ventes sur consoles des années 1993/1994.
Sources
1 Computers' Fun Side Surges with Adventure and Romance (Chicago Tribune, 27/11/1987).
2 Video Games & Computer Entertainment 6 (7/1989). Les pourcentages correspondent à l'évolution du chiffre d'affaires, pas du nombre d'unités vendues, mais les chiffres d'affaires mentionnés ne collent pas toujours d'une année sur l'autre après application du pourcentage. Soit les chiffres sont mal retranscrits dans les magazines, soit il y a des corrections d'une année sur l'autre. Je ne donne donc que les pourcentages.
3 Video Games & Computer Entertainment 11 (12/1989).
4 Video Games & Computer Entertainment 14 (3/1990).
5 Video Games & Computer Entertainment 19 (8/1990).
6 "Nintendo : Just Kids' Play or Computer in Disguise ?", Compute! 110 (7/1989).
7 Daniel Ichbiah, La Saga des jeux vidéo.
8 "Storm Warnings for Video Gaming", Video Games & Computer Entertainment 23 (12/1990).
9 "Is Gaming an International Language?", Video Games & Computer Entertainment 24 (1/1991).
10 "Looking Back and Ahead", Video Games & Computer Entertainment 25 (2/1991).
11 Dans sa colonne du numéro de mai 1998, Johnny L. Wilson, éditorialiste de longue date à Computer Gaming World, passe aux aveux : "Pour être honnête, [...] nous avions un terme pour désigner les logiciels européens lorsque je suis arrivé dans l’industrie. Nous les appelions 'Eurotrash'. [...] Il y avait une bonne raison de les appeler ainsi dans le passé. [...] À l’époque, la plupart des logiciels européens étaient mal finis. Leur durée de vie sur les rayonnages des revendeurs européens était si courte que les éditeurs se contentaient de jeter des spaghettis sur les murs pour voir ce qui collerait, et les jeux étaient si difficiles que peu de joueurs les terminaient de toute façon. Nous parlions de jeux 'courir, tirer et mourir sans arrêt' sans véritable fin. Et il y avait beaucoup de fonctionnalités annoncées dans les publicités et présentes dans les interfaces de jeu qui n’étaient pas implémentées lorsque le logiciel était mis en vente. Puis sont arrivées des entreprises comme Bullfrog, et notre perception des logiciels européens a commencé à changer."
12 Video Games & Computer Entertainment 20 (9/1990).
13 Video Games & Computer Entertainment 30 (7/1991).
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